VOIX CRITIQUES
Et Si la Parole se Faisait Entendre
En ces temps de pandémie, nous remarquons que la préoccupation pour la santé psychique fait un retour notable dans les média. Faisons le vœu que nos élus s’inspirent de l’économiste Eloi Laurent (1) qui en appelle à suivre l’exemple de la première ministre de Nouvelle Zélande qui aurait déclaré récemment que « la meilleure politique économique est une bonne politique sanitaire ». Dans une telle période critique où le lien social est en péril et provoque un malaise psychique à grande échelle, sous diverses formes singulières, il est temps de tirer quelques leçons de solidarité à l’échelle collective. Notamment, il est impératif de prioriser la parole humaine, de se donner les moyens d’en recueillir l’adresse auprès de professionnels formés à cet effet, ce qui suppose que les responsables politiques se décident à en reconnaître la centralité et à en payer le prix.
Or, nous faisons le constat amer que les pouvoirs publics n’en prennent pas suffisamment la mesure. Les orientations de soins actuelles privilégient de traiter les souffrances psychiques comme des conséquences de perturbations neuro-cérébrales, minimisant l’importance de la parole, seule garante de notre condition humaine. Nous ne prétendons pas que la parole soit miraculeuse, qu’elle efface les difficultés comme par magie. Nous ne disons pas qu’il faille s’illusionner des vertus de la transparence qu’on pourrait lui supposer, à force de l’idéaliser. Il s’agit surtout de souligner que c’est le seul levier indispensable, pour pouvoir opérer dans le champ de toute subjectivité.
Les conséquences de la pandémie viennent pourtant confirmer deux enseignements freudiens. En premier, quelle surprise ! L’être humain est bien mortel. En dépit de tous les progrès scientifiques réalisés, nous restons bien démunis face aux forces de la nature qui engendrent la maladie et la mort quand elles se déchaînent. Nos illusions de parvenir à les maîtriser ou à en repousser les limites volent inexorablement en éclats. Notre désarroi est d’autant plus sensible que notre responsabilité humaine est manifeste. Ne favorisons-nous pas des déséquilibres écologiques inducteurs de l’émergence de nouveaux virus ? L’apport freudien se vérifie : pulsions de vie et pulsions de mort demeurent irréversiblement liées au fil de l’évolution de notre humanité. Il y a bien de quoi décevoir les espoirs des inconditionnels du post-humanisme, convaincus qu’ils sont de rendre l’humain immortel en raison des immenses possibilités ouvertes par les recherches en matière d’intelligence artificielle.
Le second n’est pas des moindres. Il n’y a pas de vie possible sans une parole adressée, sans des échanges langagiers avec des semblables, sans la participation de chacun aux diverses modalités de lien social qui tissent la vie collective. Nous sommes des êtres de parole, des « sujets », car animés de ce qui parle en chacun de nous. Le langage, en tant qu’habillage symbolique de la parole, confère à chacun un lieu d’inscription, il nous représente et oriente nos paroles à l’adresse d’un Autre, à partir des autres. Nous avons bien un cerveau, mais l’humain ne peut se réduire à un homme neuronal. Il ne peut seulement être conçu que comme une machine cérébrale connectée, dont la parole ne relèverait que d’une fonction de communication. L’intrication permanente entre nature et culture ou, pour le dire autrement, entre inné et acquis devrait à jamais être intégrée comme une composante spécifique de la condition humaine. Depuis longtemps nous savons que des bébés, des jeunes enfants, qui ne bénéficient pas du bain de langage nécessaire à leur humanisation, finissent par mourir, sans pouvoir déployer le patrimoine biogénétique, le développement neuro-cérébral qui leur était dévolu. Dès lors, pourquoi une telle méconnaissance, une telle surdité, perdurent-elles et même auraient tendance à s’accentuer pour certains neuroscientifiques, ceux précisément qui qui influent fortement les sphères politiques ? Devons-nous rappeler que sans les mots, sans l’appui du langage, on ne peut ni symboliser, ni nous représenter que nous avons un cerveau, des organes, un corps ?
Ces deux enseignements ont beau se vérifier au fil du temps, ils ont de plus en plus de mal à se faire entendre dans notre monde contemporain devenu suspicieux, défavorable, pour ne pas dire hostile aux apports humanistes de la psychanalyse. En ce début de XXIème siècle, cette discipline apparaît bien ringarde, dépassée… peut-être trop humaine ? L’heure est à la croyance dans les sciences dures, aux addictions suscitées par les technosciences, à l’engouement induit par les progrès fascinants de l’intelligence artificielle et aux vœux affichés par certains de transformation transitoire des êtres humains en êtres « augmentés », plus performants, pour parvenir enfin à devenir des « post-humains ». Exprimer de telles inquiétudes, incontestablement fondées, ne signifie pas refuser les avancées des technosciences, mais mettre en garde sur leur exploitation délétère.
Dans ce monde implacable qui se dessine, on peut malgré tout trouver de bonnes raisons de défendre notre condition humaine. L’actualité médiatique nous donne quelque espoir. La pandémie véhicule certes l’idée permanente de la mort, drainant avec elle un cortège d’incertitudes, d’angoisses, d’isolement social et d’exacerbation de la solitude. Mais, divers sursauts de vie se font entendre ça et là à en juger par certaines prises de parole et des articles dans la presse. Tous se caractérisent par un impérieux désir de parler, de témoigner de son expérience, de sa subjectivité, de ses désirs pour retisser l’indispensable lien social.
Ainsi, nous avons été plutôt surpris par les réactions, souvent enthousiastes, à la diffusion en cours de la série « En thérapie » par la chaîne Arte. Y sont mis en scène quatre patients, mis à mal par la vie. Ils viennent dire leur désarroi, leur errance en s’adressant à un psychanalyste. Il n’est pas anodin que le scénario se déroule dans un contexte de danger de mort, celui des attentats de novembre 2015 du Bataclan, différent de celui qui nous traverse présentement, mais qui a valeur d’électrochoc pour des sujets habités, chacun à sa manière, par des préoccupations de survie, de traumatisme, de violence sociétale, d’urgence. Elles imprègnent leur subjectivité, les malmenant dans leur vie quotidienne (affective, conjugale, familiale, professionnelle…). Ce qui est bien mis en valeur, c’est l’importance pour chaque protagoniste d’avoir à s’adresser à un professionnel capable de répondre présent, de les écouter, de les entendre, mais aussi de les responsabiliser face à leurs choix, leurs désirs, leurs symptômes. En l’occurrence, le psychanalyste, avec un acteur qui joue remarquablement son rôle, fait preuve d’humanité et surtout il n’en reste pas moins homme, avec ses faiblesses, ses doutes, mais aussi ses convictions à bien mener sa tâche professionnelle en adoptant une écoute bienveillante, ni moralisante, ni indicatrice de réponses toutes faites, en ne faisant jamais preuve de prétention à résoudre les problèmes de ses patients à leur place. Ainsi, souligne-t-il à chaque séance pour le consultant, en quoi le lien avec soi-même et avec tout autre passe par la parole. Cala illustre à quel point l’être humain a besoin d’une parole adressée pour se repérer dans les moments de tempête qu’il traverse dans la vie. En retour, nous pourrions espérer qu’on accorde plus de crédit aux professionnels formés à cet effet, pour la recueillir.
Cette série d’Arte, qui a ses limites, fait office de bouffée d’oxygène et même effet d’interprétation dans un monde de plus en plus fasciné par le « tout neuroscientifique » qui a pour prétention d’expliquer les mécanismes de la pensée, les secrets de la parole, en prenant appui sur le langage informatique. Sur ce fond d’attentats tragiques, nous percevons les incidences d’un réel traumatique collectif et ses effets subjectifs singuliers. Ces derniers ne sont abordables que par le travail de la parole, la nécessité d’y mettre ses mots quand elle trouve une adresse.
Dans un autre ordre d’idées, on peut lire dans les journaux et entendre en consultations combien nombre d’étudiants sont pris dans la tourmente, faute de liens sociaux suffisants, en raison d’enseignements à distance, de problèmes financiers… Ils font part de leur détresse, de moments d’angoisse majeure, présentant des états dépressifs, parfois avec des idées suicidaires. Certain(e)s décompensent un état psychique jusqu’alors maintenu à flots par l’étayage amical, amoureux, familial ou culturel. Toutes et tous manifestent un besoin d’échanger, de débattre et d’exprimer leur vécu. Cette sonnette d’alarme devrait nous alerter sur la nécessité de prendre en compte avec sérieux, d’entendre les interrogations légitimes de ces jeunes générations sur leur devenir. Dans un tel contexte, les contraintes induites par les obligations sanitaires ne font que renforcer la nécessité de prendre en compte la dimension de la parole. Les numéros verts, les cellules d’écoute ont leur grande utilité et permettent de recueillir les souffrances des sujets. Mais, ces dispositifs ne peuvent se substituer à des soins prodigués à court, moyen et long terme dans des institutions de soins qualifiées. Ils ne peuvent effacer l’insuffisance de postes de professionnels formés pour y répondre. Il suffit d’écouter ce que rapportent les responsables de Bureau d’Aide Psychologique Universitaire (BAPU) qui déplorent le manque flagrant de capacités d’accueil et l’obligation d’avoir à trier les demandes.
Pour nous, professionnels exerçant en pédopsychiatrie au sein de structures ambulatoires, recevant des enfants, des adolescents, des familles, il est devenu éthiquement incontournable, d’attirer l’attention des dirigeants politiques, pour qu’ils prennent la mesure du désastre en cours. Nous constatons qu’ils ont trop tendance à privilégier des méthodes thérapeutiques centrées sur des évaluations diagnostiques, comme si ces dernières, qui peuvent avoir leur utilité, étaient une fin en soi, comme si elles délivraient la « vérité scientifique » du problème de chaque jeune, comme si elles valaient comme soin. Mettre une étiquette diagnostique est indissociable de la relation thérapeutique qui s’instaure entre un clinicien et un patient, entre un clinicien et la famille. La tendance aujourd’hui est de faire comme si l’évaluation diagnostique est l’essentiel, alors que la moindre expérience clinique démontre que tout suivi « thérapeutique » demande du temps et de la continuité. Les symptômes ne se volatilisent pas comme par magie. Ils nécessitent un temps propre à chaque patient pour les dénouer, au fil d’une psychothérapie, d’une thérapie psychomotrice ou d’un travail de rééducation orthophonique. On comprend le souci des pouvoirs publics soucieux de répondre aux attentes de parents en quête de réponses médicales, inquiets pour leur enfant et de plus en plus demandeurs d’un diagnostic. Nous partageons aussi ce souci. Mais, il est illusoire de croire que l’évaluation diagnostique puisse résoudre une problématique, quand le véritable travail thérapeutique qui s’appuie sur un cheminement de la parole de l’enfant nécessite du temps, Sans compter les moyens en personnels nécessaires pour que les équipes pluridisciplinaires de soins puissent répondre aux demandes. En ce domaine, la logique budgétaire devrait passer au second plan et donner priorité à l’avenir de la jeunesse.
Depuis un moment, il est question de la parole libérée de femmes, de victimes abusé(e)s sexuellement. Par un renversement stupéfiant de l’histoire, souvenons-nous que c’est justement à partir des plaintes et des symptômes de ses patientes portant sur leurs traumatismes sexuels infantiles que Sigmund Freud inventa la psychanalyse, la cure par la parole. L’inceste fut aussi une des pierres angulaires de son élaboration théorique, puisque Freud s’est appuyé sur les travaux des anthropologues de son époque pour élaborer le complexe d’Œdipe et surtout celui, incontestablement universel, de la castration. Plus d’un siècle plus tard, nous revoici avec des faits rapportés sous forme de témoignages écrits ou exprimés dans les media audiovisuels. Ils sont significatifs du point où nous en sommes de notre « morale sexuelle civilisée » (2). Notre univers connecté ne les rend plus secrets désormais. Ils sont parlés, ils circulent sur le Net, ils sontcommentés au jour le jour. Quand bien même il faudrait nuancer tel ou tel propos, distinguer ce qui relève d’une parole adressée dans un cabinet de « psy », d’une parole diffusée, connectée, la dynamique actuelle prend l’allure d’un retour inattendu, au premier plan, de la doctrine freudienne. Pourquoi ne pas faire bon usage de ce retour du refoulé qui nous envahit, mais qui n’a cessé depuis Freud d’infiltrer le quotidien des familles et des liens sociaux ? Est-ce que cela ne plaiderait pas en faveur d’une réappropriation, d’une réinvention de ce dispositif si révolutionnaire de la talking-cure ? Donc d’en tirer des conséquences dans la formation des praticiens, à l’heure où la psychanalyse est réduite à portion congrue dans l’enseignement universitaire et jetée aux gémonies, parce qu’elle ne serait pas scientifiquement crédible. Pourquoi ne pas refaire bon usage des enseignements de Freud dans notre actualité douloureuse ? Essayons de bien les entendre en cette période de désarroi qui frappe les citoyens. Ne serait-ce qu’en donnant plus de moyens et de compétences pour tendre encore plus l’oreille à la parole des sujets désemparés. Pouvoir parler et pouvoir être entendu(e) sont des vœux bien ordinaires, fondamentaux. Ils concernent tous les humains.
Emile Rafowicz et Louis Sciara (psychanalystes, psychiatres, respectivement ex-directeur et directeur de CMPP)